L'équilibre du Pouvoir

Le phallus en psychanalyse renvoie à un concept essentiel qui s’oriente autour de la sexualité dans la relation du désir et d’un sentiment de castration au niveau de l’inconscient. Elle apparaît tardivement chez Freud ou dans un registre indirect et deviendra un élément essentiel, que je qualifierai de central chez Lacan. Chaque protagoniste réagit et construit ces dimensions différemment. Le phallus corrobore auprès de Freud avec l’organe génital imaginaire et le sentiment du pouvoir infantile; avec Mélanie Klein, il s’actionne essentiellement comme une représentation fantasmagorique structurant les positions psychiques fantasmatique dès la naissance tandis qu’avec Lacan, il se représente principalement comme un signifiant du manque dans l’Autre et de la castration symbolique; enfin chez Jean Laplanche il s’oriente sur l’objectif du « phallus imaginaire » dans l’inconscient du sujet, la résonnance du désir de la mère chez le sujet tandis qu’André Green étudiera le rapport du phallus et les fantasmes dépressifs du sujet. Comment le concept de phallus se construit-il et se déploie-t-il dans la psychanalyse à travers les différentes approches théoriques, et de quelle manière participe-t-il à l’articulation du désir, de la castration et de la structuration psychique du sujet ?

Le phallus Freudien

Le terme de phallus n’est pas utilisé explicitement par Freud dans ses premiers écrits, mais l’idée est sous-entendue dans les hypothèses élaborées sur la sexualité infantile. Le phallus apparaît tout d’abord comme une construction imaginaire chez le petit enfant.

Dans son œuvre écrite en 1905, La sexualité infantile, il écrit : (1) « L'enfant masculin croit fermement que toutes les personnes qu'il connaît possèdent un pénis ».

Puis, en 1908-1909, dans La sexualité infantile et le cas clinique du “Petit Hans”, il décrit comment l’enfant projette un organe masculin sur toute représentation paternelle et réalise peu à peu que certains membres de sa famille, comme sa mère, n’en possèdent pas. Lorsqu’il prend conscience de cette différence, il éprouve une sensation de mutilation psychique, représentée par une mutilation du pénis, qui le renvoie à un sentiment d’angoisse de   castration : (2) « Cette vision de la mutilation du sexe féminin entraîne pour le garçon l'angoisse de castration », écrit-il dans Le trouble psychogène de la vision (1924).

Freud observe que, aux premiers stades du développement, les enfants pensent que les petites filles, comme leurs sœurs, acquerront leur pénis plus tard, avant d’intégrer la différence dans une notion de « moins que ». La petite fille, en se comparant, éprouve une blessure narcissique profonde en comprenant qu’elle a une partie en moins,qu’il lui « manque un     pénis ».

C’est en 1923 que Freud introduit de manière claire le concept de phallus dans « le primat du phallus », dans son œuvre révisée Trois essais sur la sexualité :(3) « L’organisation infantile de la sexualité est dominée par le primat du phallus ».

L’enfant considère alors qu’il existe un organe génital chez chacun des deux genres.

Le phallus est considéré comme un organe imaginaire et symbolique unique et domine la sexualité infantile avant la maturation génitale. Il permet de distinguer le pénis, organe masculin réel, du phallus, qui représente une construction fantasmatique du pouvoir sexuel. Le petit enfant est certain que le pénis appartient à chaque personne et que chacun devrait en posséder un. Le phallus, lui, est un organe imaginaire unique, rejetant toute notion de manque ou de différence. Il constitue en quelque sorte la représentation de la valeur du sujet et de son omnipotence.

Freud considère que le complexe de castration implique la phase du primat du phallus : (4) « La menace de castration impose une limite à l’omnipotence narcissique de l’enfant ».

Pour la petite fille, la différence équivaut à une castration imaginaire. D’un point de vue narcissique, la fonction phallique intervient dans la construction de l’idéal du moi et dans l’identification caractérisée par l’envie. Elle vit difficilement l’absence de l’organe masculin, ressentie comme une perte irréversible, accompagnée d’un sentiment de honte, parfois d’un rejet de la féminité, et parfois d’un désir fantasmatique d’en posséder un.

Pour le petit garçon, le phallus s’accompagne d’une sensation de toute-puissance. À la sortie du complexe d’Œdipe, il comprend qu’il doit renoncer à cette toute-puissance et s’identifier à l’autorité paternelle. C’est dans ce rapport au phallus que le complexe d’Œdipe se caractérise, permettant peu à peu l’intégration de la Loi dans les instances du Surmoi.

Freud relie également le phallus à la libido primaire. Le stade phallique correspond à la cohésion des pulsions autour de l’organe génital : la libido se concentre sur le phallus, et la castration est perçue comme une altération de cette volonté initiale.

Certains sujets cherchent à maintenir à tout prix l’imaginaire du phallus, en recourant au fétichisme lorsqu’ils sont confrontés à la castration. Ils défendent ainsi l’illusion phallique en fétichisant un objet particulier, qui représente en quelque sorte le dernier souvenir avant le choc de la castration. Ainsi, dans le fétichisme, le sujet refuse de passer du registre imaginaire au symbolique : (5) « Le fétiche est un substitut du pénis de la femme, substitut qui dénie l'absence et maintient la croyance ».

Chez les sujets névrosés, des fantasmes de scénarios imaginaires tentent de reconstruire un monde sans castration. Tous ces scénarios traduisent l’effort pour nier la perte et restaurer l’illusion phallique originelle.

 

 

Le phallus Kleinien

Mélanie Klein est l’une des premières psychanalystes à avoir travaillé avec des enfants dès leur plus jeune âge. Elle a observé et interprété leurs jeux, leurs paroles et leurs comportements, mettant en évidence l’existence de fantasmes archaïques, présents bien avant l’entrée dans le stade phallique décrit par Freud.

Dès les premiers mois de vie, l’enfant traverse ce que Klein appelle la position schizoparanoïde. Dans cette phase, il vit sa relation aux parents de manière fragmentée : la mère et le père ne sont pas encore perçus comme des personnes entières, mais comme des objets partiels, c’est-à-dire des parties isolées chargées de significations fantasmatiques. Le sein, le pénis ou encore le phallus apparaissent comme des figures imaginaires investies de toute-puissance ou de menace. L’enfant peut croire qu’il possède lui-même le phallus, ou au contraire, que sa mère le détient et en use comme d’un pouvoir agressif.

Ainsi, la dimension imaginaire du phallus se définit par un double mouvement : il est tantôt objet de persécution, tantôt symbole de toute-puissance. Progressivement, ces fantasmes phalliques précoces s’effacent au profit d’autres affects, comme la culpabilité et le besoin de réparation. Klein précise que ces angoisses précoces ne correspondent pas à une véritable castration, mais traduisent plutôt une réaction agressive et mélancolique de l’enfant face à ses propres pulsions destructrices.

Elle introduit même l’idée d’une mère incestuelle fantasmatique, figure où l’enfant imagine une confusion entre la mère et le père, sur fond de désirs incestueux. Dans ce processus, l’enfant prend peu à peu conscience de la mère comme un objet total, et non plus seulement comme une partie isolée. Mais cette découverte est douloureuse, car il se sent alors responsable des pulsions qui risquent de détruire l’objet aimé. Cette expérience peut être vécue comme une véritable castration symbolique, non pas corporelle mais affective.

Klein va plus loin en affirmant que le phallus est présent dans l’imaginaire de l’enfant dès les premiers mois de vie. L’immaturité du nourrisson ne lui permet pas encore de percevoir un objet comme une entité entière ; il se confronte donc à des objets partiels, auxquels il attribue des fantasmes archaïques de possession, de destruction, de réparation. Ces fantasmes sont accompagnés d’affects violents : haine, envie, amour, culpabilité. Le phallus apparaît d’abord comme une représentation imaginaire précoce, puis, peu à peu, s’ouvre à une symbolisation plus élaborée.

Klein écrit : (6) « Dès les premiers mois de la vie, les fantasmes de pénétration, de possession et de destruction des organes sexuels des parents peuplent l’imaginaire infantile ». Le phallus est alors imagé comme une puissance inconditionnelle, représentant le pouvoir parental, souvent attribué au père mais aussi à une mère dite phallique. L’enfant peut même fantasmer la présence d’un pénis caché à l’intérieur du corps de sa mère, qu’il chercherait à dérober ou à détruire. Ces fantasmes archaïques apparaissent de façon manichéenne, fortement clivés, sans lien avec une représentation réaliste de la sexualité. Ils sont démesurés, fusionnels, saturés d’angoisses de persécution. Le phallus, même perçu comme objet partiel, incorpore ainsi une puissance imaginaire intense.

 

Du fantasme archaïque à la symbolisation

Au début, le sein et le pénis sont vécus comme des objets séparés de la mère et du père. Klein explique : (7) « L’organe génital, particulièrement dans les fantasmes d’attaque et de vol, est chargé de significations multiples, liées à des angoisses de persécution et des désirs de possession totale ».

L’enfant s’imagine pouvoir s’approprier le pouvoir parental en possédant le phallus, ou, inversement, il vit dans la terreur d’en être privé. L’envie du pénis n’est pas seulement envie de l’organe, mais envie du pouvoir créatif qu’il représente.                                                                                                                                                                                                        Klein écrit : (8) « L’envie du sein ou du pénis est fondamentalement l’envie de la capacité créatrice et nourricière de l’objet ».

Ce lien entre imaginaire et affects influence profondément la perception de l’objet et suscite des mouvements contradictoires : envie, haine, culpabilité. Mais peu à peu, l’enfant accède à un processus fragile mais essentiel : la symbolisation. Il apprend à tolérer la séparation, à accepter la perte, et à reconnaître l’altérité de l’objet. Elle décrit ainsi cette évolution : (9) « L’enfant parvient progressivement à percevoir les objets non plus seulement dans leur dimension immédiate, mais comme représentants de relations et de significations émotionnelles ».

Grâce à ce processus, l’enfant renonce à la possession totale de l’objet. Il commence à comprendre qu’il ne peut ni détruire ni posséder entièrement la mère ou le père. Le fantasme de toute-puissance se désagrège, et le phallus peut apparaître non plus seulement comme objet imaginaire mais comme signifiant de l’énergie libidinale. Klein souligne : (10) « C’est en supportant la culpabilité et en élaborant le deuil des objets internes attaqués que l’enfant développe sa capacité de symbolisation. »

Cette symbolisation repose sur trois dimensions fondamentales : reconnaître la perte, affronter la culpabilité liée aux fantasmes destructeurs, et élaborer un travail intérieur de réparation. Ce cheminement permet à l’enfant d’intégrer peu à peu la notion de manque, et de différencier le soi de l’autre.

 

Le phallus entre imaginaire et symbolique

À travers ce parcours, Klein ouvre déjà la voie à une conception plus proche de celle de Lacan. Le phallus n’est pas seulement un objet imaginaire persécuteur, il devient peu à peu un élément symbolique qui structure la loi du désir.

Cependant, ce processus reste fragile. L’enfant utilise le clivage comme mécanisme de défense, et quand les angoisses archaïques ressurgissent, la régression peut le ramener en arrière. Klein précise : (11) « Les attaques contre les objets symboliques reflètent l’échec du moi à maintenir l’intégration contre la pression des angoisses primaires ».

Le phallus oscille donc entre deux positions : dans la phase schizo-paranoïde, il est menaçant et persécuteur ; dans la phase dépressive, il est intégré et accepté, au prix d’une douleur nécessaire. Ce passage marque les prémisses du Surmoi : la capacité d’assumer la culpabilité et d’intégrer une dimension symbolique du phallus.

 

 

Le phallus lacanien

Lacan, dans son texte de 1958 La signification du phallus, introduit une distinction décisive : le phallus n’est pas l’organe sexuel, mais un signifiant pur, détaché de toute référence anatomique. À ses yeux, le désir ne peut se penser que dans l’ordre du langage, et c’est dans ce registre symbolique que le phallus trouve sa fonction. Lacan le formule ainsi : (12) « Le phallus n’est pas un fantasme, mais un signifiant, dont il s’agit de soutenir les effets dans le sujet par la situation de l’Autre ».

Dès lors, le phallus ne désigne pas l’objet à atteindre, mais le lieu même où se loge l’impossible du désir. Il marque le vide qui sépare le sujet de l’Autre, l’écart irréductible instauré par le langage. Le désir ne se déploie donc jamais à partir d’une plénitude originaire, mais toujours sur fond de manque. C’est en cela que le phallus indique la structure même de la quête : il montre l’emplacement de ce qui ne peut être possédé et qui se dérobe sans cesse. Comme le souligne encore Lacan : (13) « Le phallus est ce signifiant destiné à désigner comme tel l’effet du signifiant, en tant que le sujet s’y constitue comme effet de perte ».

Cette première élaboration emporte deux conséquences majeures. La première consiste à dissocier radicalement le phallus du pénis, et donc à libérer le désir de toute dépendance biologique. La seconde concerne le rapport du sujet à lui-même : le désir, pour exister, suppose une perte constitutive, une incongruence avec le « moi » imaginaire. Le phallus n’est pas seulement un signe abstrait : il est ce qui rend possible le mouvement même du désir, en l’ancrant dans le manque.

C’est pourquoi Lacan lie la fonction phallique à la castration symbolique. Contrairement à ce que pourrait suggérer une lecture naïve, la castration n’est ni mutilation réelle ni privation imaginaire : elle est avant tout un effet du symbolique. Elle vient couper le sujet de l’illusion d’une totalité possible et l’introduit à l’ordre du désir. Lacan le dit explicitement dans son Séminaire IV, La relation d’objet : (14) « Ce n’est pas le pénis qui est coupé ; c’est le phallus en tant que signifiant, c’est-à-dire la position même du désir qui est entamée ». En acceptant cette coupure, le sujet renonce à une complétude imaginaire pour entrer dans une dynamique où le manque devient moteur de sa vie psychique.

Cette opération se déploie pleinement dans ce que Lacan appelle la métaphore paternelle. Dans son Séminaire V, Les formations de l’inconscient, il montre que c’est par l’intervention du Nom-du-Père que le désir de la mère est symboliquement « obstrué » et qu’un espace s’ouvre pour le désir du sujet : (15) « C’est par le Nom-du-Père que se substitue à la place du désir de la mère le signifiant du manque dans l’Autre, conditionnant dès lors la fonction du phallus comme signifiant ». L’enfant découvre alors que la mère elle-même est marquée par un manque, qu’elle n’est pas toute-puissante. C’est cette reconnaissance qui rend possible l’accès à son propre désir. À défaut, le sujet reste prisonnier de l’imaginaire maternel, aliéné à un désir qui n’est pas le sien : telle est la logique de la psychose. On voit ici la place cruciale du phallus : il opère comme tiers, comme médiation nécessaire qui empêche le sujet de se confondre entièrement avec l’Autre.

Mais la réflexion de Lacan ne s’arrête pas à cette articulation entre phallus, désir et castration. Elle se prolonge dans une interrogation sur la jouissance. Là encore, la distinction entre phallus symbolique et phallus imaginaire est essentielle. Dans l’imaginaire, le phallus est ce à quoi le sujet s’identifie : il se présente comme l’objet supposé combler le désir de l’Autre. Dans le symbolique, au contraire, le phallus désigne l’impossible : il incarne le manque irréductible qui interdit toute jouissance absolue. C’est dans cette tension que se définissent les deux positions structurales : du côté de l’homme, celle de « l’avoir » (avoir le phallus), du côté de la femme, celle de « l’être » (être le phallus). Ces formules ne renvoient pas à des différences biologiques mais à des modalités d’inscription dans la structure du désir.

Lacan radicalise cette conception dans son Séminaire XX, Encore (1972-1973), lorsqu’il affirme : (16) « Il n’y a de jouissance que phallique ». La jouissance humaine est toujours marquée par la castration et bornée par le langage. Toute jouissance, même la plus intense, reste partielle, incomplète, traversée par le manque. Pourtant, Lacan ouvre une brèche : celle d’une jouissance « autre », spécifiquement féminine. Il écrit : (17) « Il y a chez la femme, en tant qu’elle n’est pas toute phallique, une jouissance supplémentaire. » Cette jouissance ne se réduit pas à la logique phallique ; elle échappe à la symbolisation et relève du Réel. Elle est indicible, hors langage, et Lacan reconnaît lui-même son ignorance : (18) « Il y a une jouissance qui est au-delà du phallus. Une jouissance supplémentaire. (…) Cette jouissance, je ne peux pas en dire plus, parce que je ne sais pas » . Ainsi, alors que l’homme reste enfermé dans les limites de la jouissance phallique, la femme, « pas-toute » prise dans cette logique, a accès à une expérience qui excède la castration.

Dans les années 1970, Lacan franchit une nouvelle étape en inscrivant la fonction phallique dans une topologie : celle du nœud borroméen. Réel, Symbolique et Imaginaire y sont représentés comme trois anneaux entrelacés, dont l’un ne peut se détacher sans que l’ensemble se défasse. Le phallus apparaît alors non seulement comme signifiant du manque, mais comme « trou » structurant : il perce la structure, il en marque le vide nécessaire. Sans ce trou, il n’y aurait qu’une plénitude indifférenciée, synonyme d’extinction du désir et de disparition du sujet. Paradoxalement, c’est donc le manque qui fonde la vie psychique : le phallus, en tant que trou, rend possible le nouage des trois registres.

Dans son Séminaire XXIII, Le sinthome (1975-1976), Lacan introduit un quatrième anneau, destiné à assurer la cohésion du nœud en cas de défaillance : (19) « Ce que pour la première fois j’ai défini comme un sinthome, est ce qui permet au symbolique, à l’imaginaire et au réel de tenir ensemble ». En sorte, Le sinthome est ce qui permet que Réel, Symbolique et Imaginaire tiennent ensemble, quand le Nom-du-Père fait défaut. On peut alors considérer le phallus comme l’un des premiers « sinthomes » du sujet, une manière d’organiser le manque et de maintenir une cohérence. Lorsque cette fonction phallique échoue, comme dans la psychose, le sujet doit inventer un sinthome de suppléance. Lacan en trouve l’exemple chez Joyce, dont l’écriture elle-même opère comme un sinthome, venant compenser l’absence d’une fonction phallique structurante. Lacan s’intéresse à James Joyce, non pas seulement comme un écrivain de génie, mais comme un sujet qui a su inventer une manière très singulière de se soutenir dans l’existence. Chez Joyce, le Nom-du-Père ne joue pas pleinement son rôle de point d’ancrage symbolique, ce qui pourrait l’ouvrir à la psychose, mais au lieu de s’effondrer, il construit une solution propre, un mode de nouage qui passe par l’écriture. Sa langue, ses jeux sonores, ses torsions grammaticales, son goût pour les équivoques ne cherchent pas à dire le sens mais à travailler directement la matière du langage. En ce sens, son œuvre devient bien plus qu’un travail littéraire : elle fait office de quatrième nœud qui tient ensemble le réel, le symbolique et l’imaginaire. C’est cela que Lacan appelle le sintome : une manière inventive de se faire un destin singulier à partir de ce qui, autrement, serait une faille ou un défaut de structure. Joyce n’écrit donc pas seulement pour créer, il écrit pour exister.

Ainsi, le phallus n’est pas une simple figure symbolique ni une image imaginaire. Il est ce point où se nouent désir, jouissance et structure du sujet. Il condense à la fois l’impossible et le nécessaire : impossible d’une satisfaction totale, nécessaire d’un manque qui fonde la condition de l’être parlant. En ce sens, le phallus n’est pas seulement signe du désir : il est l’énigme même de l’existence humaine, celle d’un sujet qui ne peut se constituer qu’à travers une perte.

 

Phallus chez Jean Laplanche

Laplanche s’écarte de manière décisive de la perspective freudienne qui fait du phallus le pivot du développement psychique et qui fonde le « primat phallique » comme organisateur de la sexualité infantile. Pour lui, cette lecture centrée sur le phallus et sur la castration ne rend pas compte de ce qui se joue réellement dans l’inconscient. En effet, l’inconscient ne peut pas représenter une privation en tant que telle, car l’absence est déjà une opération du registre conscient, elle suppose un savoir sur ce qui devrait être là et ne l’est pas. Dans Essais sur l’Autre (1999), Laplanche souligne que des images violentes comme celle d’un corps coupé en morceaux appartiennent à l’imaginaire, mais que la soustraction du phallus, comprise comme perte ou absence, est inassimilable dans l’inconscient. Ce qui est représenté n’est pas le manque lui-même, mais une mise en scène imaginaire autour d’une négation. La castration, en ce sens, est un fait que l’inconscient ne peut pas figurer : elle est découverte et intégrée par la conscience dans la confrontation avec la différence sexuelle. Comme il l’écrit, (20) « l’absence d’un pénis chez la mère n’est pas un fait inconscient, mais une découverte consciente ».

Ainsi, contrairement à Freud, Laplanche refuse de situer le phallus comme une donnée symbolique immédiatement organisatrice de l’inconscient. Le phallus, pour lui, n’est ni une présence ni une absence représentable dans ce registre. Il n’y a donc pas de fantasme phallique au sens d’une construction primitive universelle. Ce qui existe, en revanche, c’est la mise en jeu du phallus comme signifiant : il devient l’effet d’un message adressé à l’enfant par l’Autre, avant tout la mère, dans cette dynamique que Laplanche appelle la séduction originaire. L’enfant ne se trompe pas sur l’absence de pénis chez la mère : il ne l’associe pas spontanément à la castration, mais il invente des figures imaginaires pour répondre à l’énigme que constitue le désir maternel. Ce que Freud interprétait comme « phallus imaginaire » apparaît dès lors, chez Laplanche, comme une construction défensive de l’ego, une illusion visant à combler l’opacité de l’Autre.

Le phallus prend alors un autre statut : il n’est pas un signifiant de la loi, mais un élément qui organise la rencontre du sujet avec le désir de l’Autre. Il est à la fois ce qui manque et ce qui est désiré, un objet impossible mais structurant. En ce sens, il ne s’agit pas d’un point fixe dans la symbolisation, mais d’un moteur de la dynamique du désir. Là où Freud met en avant l’intégration symbolique par le complexe de castration, Laplanche insiste sur la manière dont le désir de l’enfant se structure à travers les messages inconscients, souvent ambigus et séducteurs, de l’adulte. Ce déplacement est essentiel : il ne nie pas l’importance du phallus, mais il refuse de le réduire à un simple repère autour de la perte ou de la castration. Le phallus devient plutôt l’interface entre le sujet et l’énigme du désir de l’Autre, inscrivant d’emblée la sexualité dans une relation d’altérité radicale.

 

Phallus chez André Green

André Green propose une approche du phallus qui s’éloigne nettement de la lecture freudienne classique. Alors que Freud fait de la castration une peur précise, centrée sur la perte du pénis et la menace portée à la virilité, Green déplace la question vers un autre registre : celui de la perte, du vide et de la dépression. Dans Le Complexe de castration (1965) et dans plusieurs de ses textes, il montre que le phallus imaginaire, lié à l’illusion de toute-puissance et à l’enveloppe narcissique du corps, s’effondre dès lors que la perte est reconnue symboliquement. Cet effondrement ouvre à l’expérience dépressive, car il révèle que l’illusion phallique n’était qu’un appui précaire. Pour penser ce basculement, Green introduit la notion d’« objet phallique », un objet interne issu de l’identification au phallus, mais qui se trouve trahi et déchu sous l’effet de la castration symbolique.

Il établit également un lien essentiel entre le phallus imaginaire et le refoulement originaire. Selon ses mots, (21) « le fantasme d’un phallus se construit d’autant plus qu’il y a recouvrement du manque inconscient ». Cette formule éclaire tout son apport : plus le vide inconscient est radical, plus l’imaginaire du phallus s’active pour tenter de le recouvrir, en lui donnant une consistance fictive. Le phallus devient ainsi ce point de jonction où l’imaginaire cherche à incarner une absence symbolique. Mais loin d’effacer le manque, il en révèle au contraire la force, et c’est ce qui en fait un porteur de l’angoisse fondamentale de perte.

La différence avec Freud est ici cruciale. L’angoisse de castration, chez Green, ne se réduit pas à la peur de perdre un organe ou à l’interdit œdipien : elle se déploie comme une angoisse de vide, une confrontation avec une absence existentielle. La perte du phallus n’est pas seulement un moment de structuration, elle est la condition même pour que le désir se mette en place, autour d’un manque qui ne se comble jamais. Cette absence fonde une dynamique psychique qui traverse toute l’existence et alimente la formation des fantasmes.

Dans cette perspective, le phallus occupe une position centrale dans la relation d’objet. Il joue le rôle de médiateur entre l’enfant et le désir de la mère, comme un pont symbolique permettant d’affronter l’absence de l’objet primaire, qu’il s’agisse de la mère ou de sa présence relayée par le père. Toujours manquant, jamais possédé, il demeure désiré et fantasmé, inscrit au cœur du psychisme comme objet de dépendance et de perte.

L’apport majeur de Green réside donc dans cette reformulation : l’angoisse de castration n’est plus seulement une menace corporelle, mais l’expérience intime d’une brèche fondamentale, d’un vide structurant qui ne se referme pas. En soulignant le rôle du phallus comme recouvrement imaginaire d’un manque inconscient, il ouvre une perspective nouvelle, qui permet de penser la constitution du désir et des fantasmes non pas seulement à partir de l’interdit et de la loi, mais à partir de la rencontre avec une absence originaire, constitutive du sujet.

 

 

 

Conclusion

Freud, Klein, Lacan, Laplanche, Green… chacun, à sa manière, a tenté de cerner ce que le phallus représente dans l’expérience humaine. Freud en a fait un point d’ancrage libidinal et narcissique, Klein l’a inscrit au cœur des fantasmes de destruction et de réparation, Lacan l’a élevé au rang de signifiant central, pivot du désir, Laplanche l’a pensé dans le jeu énigmatique de la séduction maternelle, et Green a révélé sa dimension dépressive, son lien avec la perte et l’angoisse. Tous mettent en tension l’imaginaire et le symbolique, mais aucun ne l’épuise. C’est peut-être cela le paradoxe du phallus : il ne cesse de se dérober au moment même où on croit le saisir.

Ce travail montre finalement que comprendre le phallus, ce n’est pas choisir un camp ou une définition, mais accepter de le penser toujours à la croisée de trois dimensions : le corps et sa charge pulsionnelle, le langage et ses signifiants, et l’existence humaine avec ses comportements, ses failles, ses fantasmes. Alors une question se pose : doit-on trancher, élire une théorie comme plus « juste » que les autres, ou reconnaître que chacune éclaire une facette de ce même objet insaisissable ? Et si le phallus n’était qu’un prisme, un angle de lecture du manque et du désir, que chaque auteur oriente selon sa propre sensibilité et sa propre époque ?

Plutôt que de chercher une vérité unique, ne gagnerions-nous pas à envisager le phallus comme une énigme qui se déploie différemment selon la place d’où l’on regarde ? Comme un verre que l’on observe, tantôt par sa partie vide, tantôt par sa partie pleine : le contenu ne change pas, mais la perception, elle, se déplace. Le phallus nous obligerait alors à nous demander : qu’est-ce qui, dans mon regard, oriente ma compréhension du manque, du désir, de la perte ? Et qu’est-ce que je refuse de voir, lorsque je crois avoir trouvé la définition définitive ?

 

 

 

 

 

(1) Freud, (1989). La sexualité infantile [1905/1915]. Œuvres complètes de Freud / Psychanalyse (Vol. IV, p. 67). Paris : PUF.

(2) Freud, (1996). Le trouble psychogène de la vision [1924]. Œuvres complètes de Freud / Psychanalyse (Vol. XV, p. 254). Paris : PUF.

(3) Freud, (1988). L’organisation génitale infantile [1923]. Œuvres complètes de Freud / Psychanalyse (Vol. XIII, pp. 231-235). Paris : PUF.

(4) Freud, (1988). L’organisation génitale infantile [1923]. Œuvres complètes de Freud / Psychanalyse (Vol. XIII, p. 235). Paris : PUF.

(5) Freud, (1994). Le fétichisme [1927]. Œuvres complètes de Freud / Psychanalyse (Vol. XVIII, p. 167). Paris : PUF.

(6) Klein, (1998). La psychanalyse des enfants [1932]. Paris : PUF.

(7) Klein, (1991). Notes sur quelques mécanismes schizoïdes [1946]. Développements de la psychanalyse (p. 45). Paris : PUF.

(8) Klein, (1993). L’envie et la gratitude [1957]. Paris : Gallimard.

(9) Klein, (1968). Deuil et relations d’objet [1940]. Essais de psychanalyse (p. 80). Paris : Payot.

(10) Klein, (1968). Deuil et relations d’objet [1940].  Essais de psychanalyse (p. 80). Paris : Payot.

(11) Klein, (1991). Notes sur quelques mécanismes schizoïdes, op. cit., p. 60.

(12) Lacan, (1966). Écrits (p. 688). Paris : Seuil.

(13) Lacan, (1966). Écrits (p. 693). Paris : Seuil.

(14) Lacan, (1994). Le Séminaire, Livre IV : La relation d’objet [1956-1957] (p. 265).  Paris : Seuil.

(15) Lacan, (1966). Écrits (p. 819). Paris : Seuil.

(16) Lacan, (1994). Le Séminaire, Livre IV : La relation d’objet [1956-1957] (p. 287). Paris : Seuil.

(17) Lacan, (1975). Le Séminaire, Livre XX : Encore [1972-1973] (p. 71). Paris : Seuil.

(18) Lacan, (1975). Le Séminaire, Livre XX : Encore [1972-1973] (p. 73). Paris : Seuil.

(19) Lacan, (2005). Le Séminaire, Livre XXIII : Le Sinthome [Cours du 17 février 1976] (p. 16). Paris : Seuil.

(20) Laplanche, (1980). Problématiques IV. L’inconscient et le corps (p. 112). Paris : PUF.

(21) Green, (1965). Le complexe de castration (p. 84). Paris : Minuit.

 

Notes : (14), (16), (17), (18),(19). Les séminaires ne sont pas des livres que Lacan a lui-même rédigés, mais des cours oraux (1953-1980) donnés chaque semaine, retranscrits à partir des notes sténotypées et établis par Jacques-Alain-Miller son élève et éditeur, ou plutôt le mari de sa chère fille, qui en a assuré la publication officielle chez Seuil.

Les Ecrits (1966) sont bien des textes écrits et publiés directement par Lacan de son vivant.