La relation d’objet… expression si familière aux psychanalystes et pourtant jamais évidente. Comment dire autrement ce lien si précoce, si intime, qui se tisse entre l’enfant et celui ou celle qui, d’abord, l’accueille ? René Spitz parlait d’un attachement fondamental, d’un investissement affectif dirigé vers une figure parentale, souvent la mère. Mais au fond, l’objet dont il est question n’est jamais seulement une personne : c’est une présence psychique, une représentation intérieure qui devient le support de nos désirs comme de nos rancunes, de nos élans d’amour comme de nos colères.
Je ne peux m’empêcher de m’interroger : dès lors que l’objet est psychique, intérieur, que devient-il lorsque l’autre réel, la mère, le père, le partenaire se dérobe, échappe, ou au contraire s’impose trop ? Est-ce l’autre qui nous blesse, ou l’image que nous en portons ?
Au cœur de cette énigme se trouve l’ambivalence. Car il semble que, dès le premier cri, l’enfant découvre que celle qui nourrit est aussi celle qui refuse, que celui qui protège est aussi celui qui impose des limites. Aimer et haïr, embrasser et repousser, espérer et désespérer : tout cela se joue dans un ensemble, et il n’y a pas d’un côté la douceur et de l’autre la frustration, mais la coexistence brutale des deux. Freud l’a très tôt pressenti : la haine est toujours là, au revers de l’amour, et inversement.
Mélanie Klein en a fait le centre de son œuvre : dans le passage de la position schizoparanoïde à la position dépressive, l’enfant apprend, douloureusement, que l’objet aimé et l’objet haï ne sont qu’un. Quelle violence alors, d’accepter que la mère toute bonne et la mère persécutrice soient une seule et même personne ! N’est-ce pas là une expérience qui nous poursuit toute la vie, jusque dans nos relations les plus intimes ?
Winnicott, de son côté, nous rappelle que cette haine ne concerne pas que l’analysant : elle traverse aussi l’analyste, engagé dans le contre-transfert. Et là encore, une question surgit : que devient la cure si l’on refuse de reconnaître cette part sombre du lien ? Peut-on réellement accompagner un sujet dans sa souffrance sans admettre que la relation analytique elle-même est faite de cette ambivalence irréductible ?
Ainsi, une problématique se dessine : comment penser la coexistence de l’amour et de la haine dans le lien à l’autre, et que se passe-t-il lorsque cette coexistence échoue ? Car lorsque l’ambivalence n’est pas intégrée, le Moi s’épuise à maintenir des défenses : clivage, projection, idéalisation ou dévalorisation. Et ces mécanismes, si protecteurs au départ, peuvent devenir source de souffrance durable, voire de pathologie.
Il me semble alors nécessaire de suivre ce fil : comment cette tension amour/haine se déploie-t-elle au fil du développement psychique ? Quelles formes prend-elle dans l’enfance, puis dans l’adolescence, et enfin dans la vie adulte ? Et surtout : comment chacun de nous, dans son histoire singulière, apprend-on ou non à tenir ensemble ces forces contradictoires ?
Lacan, Dolto, Reich : chacun apporte une réponse différente. Lacan inscrit l’ambivalence dans une logique structuraliste, liée au langage et au désir. Dolto, elle, y voit une étape du processus de symbolisation et du rapport au corps. Reich, enfin, insiste sur l’aspect énergétique, sur la charge caractérielle qui se dépose dans le corps et dans les symptômes.
C’est cette pluralité de lectures que je voudrais interroger. Non pas pour juxtaposer des théories, mais pour comprendre comment elles dialoguent autour d’un même constat : l’ambivalence n’est pas un accident, elle est constitutive de notre manière d’aimer et de haïr, de nous attacher et de nous séparer. Peut-être même est-elle la clé de toute subjectivité.
Le plan que je propose suit une progression temporelle, presque une traversée :
Les fondements théoriques de la relation d’objet et de l’ambivalence pulsionnelle.
Les manifestations précoces de l’ambivalence dans la prime enfance.
Sa réactivation et ses enjeux à l’adolescence.
Les configurations adultes du lien amour/haine avec Lacan
Reich : l’ambivalence entre énergie, corps et caractère, une ouverture différente du couple amour/haine atypique
Enfin, une synthèse comparative et thérapeutique, où il s’agira de se demander : comment, dans la clinique, soutenir le patient dans ce travail de reconnaissance de l’ambivalence sans chercher à la réduire ?
Peut-être que la véritable question est celle-ci : et si aimer, au fond, ce n’était jamais sans haïr ? Et si notre maturité psychique se mesurait moins à la capacité d’aimer qu’à la capacité de supporter cette contradiction ?
Partie I - Les fondements théoriques de la relation d’objet et de l’ambivalence pulsionnelle
Mes origines du concept
L’histoire de la notion de relation d’objet s’enracine dans l’œuvre fondatrice de Freud. Dès les Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), il définit la pulsion comme une poussée (Drang) visant la satisfaction. Cette pulsion, précise-t-il, se caractérise par sa source (une zone du corps ou un organe interne), son but (la décharge de la tension), et son objet. Or, souligne Freud, (1) « l’objet est ce qu’il y a de plus variable dans la pulsion » : il n’est pas prédéterminé, mais trouvé, choisi, parfois même substitué au gré de la réalité et de ses limites.
Ce point me paraît capital : si l’objet n’est jamais fixé d’avance, il devient dès le départ un espace mouvant, malléable, lieu d’investissement mais aussi de perte, de déplacement, de substitution. Cela signifie que l’objet, tout en étant nécessaire à la satisfaction, porte en lui l’expérience de son instabilité. N’est-ce pas déjà une manière d’annoncer l’ambivalence, puisque l’objet est à la fois indispensable et frustrant, présent et absent ?
C’est dans Totem et tabou (1912) que Freud aborde plus explicitement cette double face de l’attachement. En étudiant les interdits et rituels collectifs, il met en lumière la coexistence de sentiments contradictoires envers une même figure, notamment le père : à la fois craint, haï, mais aussi idéalisé et aimé. L’amour et la haine sont liés à un seul et même objet. Freud y lit la trace d’une structure permanente du psychisme humain.
Puis, dans Pulsions et destins des pulsions (1915), il conceptualise cette tension en affirmant que (2) « l’amour et la haine ne sont pas des contraires simples, mais des relations complexes qui se modifient dans leur rapport réciproque ». Ici, l’ambivalence n’est pas accidentelle : elle est constitutive. Autrement dit, aimer n’exclut jamais totalement la haine, et haïr n’abolit jamais la part de désir.
Cette affirmation m’interpelle : si toute relation objectale est traversée d’ambivalence, qu’advient-il de nos liens quotidiens ? Jusqu’où pouvons-nous supporter qu’un même être soit, tour à tour ou dans un temps proximal ou simultanément source de plaisir et de douleur, de sécurité et de menace ?
La métapsychologie de l’ambivalence
Freud ne se limite pas à décrire cette expérience : il l’inscrit dans le cadre de la métapsychologie, ce regard en profondeur sur les processus psychiques. L’ambivalence y apparaît comme le produit d’une articulation complexe entre forces pulsionnelles, défenses du Moi et contraintes de la réalité. (3) « L’ambivalence des sentiments, c’est-à-dire la coexistence d’une attitude tendre et d’une attitude hostile à l’égard du même objet, n’est pas seulement un phénomène fréquent et significatif dans la vie affective, elle nous paraît également avoir une signification très profonde pour la compréhension des processus névrotiques » écrivit-il en 1912
L’amour et la haine constituent un couple d’opposés, mais pas de simples contraires. Leur intensité n’est pas symétrique, et leur équilibre n’est jamais garanti. Freud ouvre ainsi une question vertigineuse : la passion, entendue comme l’amour absolu, peut-elle coexister avec la pulsion de mort, c’est-à-dire le désir extrême de destruction ? Jusqu’où peut aller la cohabitation du plus tendre et du plus violent dans le même lien ?
Ambivalence et économie pulsionnelle
Cette conception éclaire les paradoxes du lien humain. L’attachement n’exclut jamais totalement l’hostilité, comme si chaque élan d’amour charriait son ombre. L’ambivalence affective devient constitutive du lien : elle révèle que la proximité peut engendrer la violence, que l’intensité du désir nourrit autant la fusion que le rejet.
Freud inscrit ce conflit dans la grande lutte entre Éros et Thanatos : l’amour (force de liaison, de construction) et la pulsion de mort (force de destruction, de désunion). L’objet devient alors le théâtre de cette tension : valorisé, idéalisé d’un côté, mais exposé en même temps à des motions agressives, souvent inconscientes.
Là encore, une question surgit : n’est-ce pas parce que nous aimons si profondément que la haine trouve un terrain si fertile ? Comme si l’intensité du lien augmentait la possibilité de sa destruction.
Ambivalence et organisation du Moi
Dans la seconde topique (Le Moi et le Ça, 1923), Freud montre que le Moi joue un rôle central dans ce travail d’équilibrage. Il doit composer avec le Ça (les pulsions), le Surmoi (les interdits intériorisés) et la réalité externe observe-t-il (4) « Le pauvre Moi n’a pas une tâche facile ; il lui faut servir trois maîtres sévères à la fois, et il doit concilier leurs exigences. Ces exigences sont toujours en opposition, et souvent inconciliables. Le Moi doit donc faire beaucoup d’efforts, il doit se plier à des compromis, il doit céder à la fois au Ça, au Surmoi et à la réalité. »
Aimer et haïr simultanément le même objet n’a rien d’anormal ; c’est même un défi que le Moi doit intégrer et symboliser. Sa maturité se mesure à cette capacité : tolérer la contradiction, supporter que l’objet aimé soit aussi frustrant, sans recourir au clivage ni sombrer dans la confusion.
En ce sens, l’ambivalence devient une épreuve structurante. Elle oblige le sujet à renoncer à l’idéalisation et à accueillir la complexité de l’objet. Lorsqu’elle est intégrée, elle ouvre à une vie affective plus nuancée. Lorsqu’elle échoue, le Moi recourt à des défenses rigides – projection, clivage, idéalisation – qui, si elles protègent, enferment aussi.
On pourrait dire que l’ambivalence, loin d’être un obstacle, est un passage obligé vers une identité plus souple. Elle demande au Moi de se confronter à la contradiction plutôt que de la nier.
Ambivalence et conflit intrapsychique
Enfin, Freud montre combien l’ambivalence nourrit les grandes instances psychiques. Dans la formation du Surmoi, par exemple, l’enfant intériorise à la fois l’amour et la haine éprouvés envers ses parents. Il admire, il craint, il désire ressembler, mais il en veut aussi. C’est cette tension qui fait naître la culpabilité, mais aussi l’idéal.
Ainsi, loin d’entraver le développement, l’ambivalence le rend possible. Elle inscrit au cœur du psychisme un conflit permanent entre désir et interdit, entre amour et haine, dont le Surmoi devient l’expression. Comme le note Freud, c’est dans le drame œdipien que ce conflit se condense : l’enfant aime et déteste, tout à la fois, son père et sa mère.
En ce sens, l’ambivalence constitue le sol de notre conscience morale. Elle accouche, pour reprendre une image, d’un « sentiment modéré » : l’enfant apprend à supporter la frustration, à transformer ses pulsions primitives en représentations plus élaborées.
Et je me surprends à penser : n’est-ce pas précisément cette capacité à intégrer l’ambivalence qui fait la différence entre une relation vivante et une relation figée, entre un Moi qui se construit et un Moi qui se défend à outrance ?
Apport post-freudiens
René Spitz : les premières expériences relationnelles
Lorsque René Spitz observe les nourrissons dans des contextes d’orphelinat ou d’hôpital, il découvre quelque chose de bouleversant : un enfant peut recevoir tous les soins matériels nécessaires – être nourri, lavé, protégé – et pourtant se développer dans une détresse profonde, voire mourir psychiquement. Ce constat renverse une évidence : ce n’est pas seulement le lait qui nourrit, mais aussi le regard, la présence, le contact.
Spitz montre ainsi que, dès les premiers mois, le lien à l’autre est vital. L’enfant a besoin d’un « objet stable », d’une personne qui incarne la continuité et la fiabilité. Sans cette stabilité, l’absence de la mère n’est pas comprise comme provisoire, mais vécue comme une perte définitive. L’angoisse de séparation envahit alors le psychisme, plongeant l’enfant dans une détresse que rien ne semble apaiser.
Ce qui m’interpelle, c’est que cette expérience se joue toujours sous le signe de l’ambivalence. Car l’enfant aime sa mère, mais il lui en veut lorsqu’elle s’absente. Il la désire, mais il veut aussi la punir. On le voit dans ces scènes quotidiennes, parfois déconcertantes : un petit qui, à la sortie de l’école, au lieu de se jeter dans les bras de sa mère, manifeste d’abord colère et bouderie. Comme si l’amour des retrouvailles ne pouvait surgir qu’après l’expression de la haine d’avoir été abandonné. Spitz déclare (5) « Le nourrisson ne se contente pas d’être nourri et soigné. Il a besoin d’un objet stable, dont la présence assure la continuité de ses expériences. Lorsque cet objet disparaît, le monde s’écroule et l’enfant est plongé dans un état de détresse profonde. »
Freud avait déjà posé que (6) « « La haine, en tant que relation à l’objet, est plus ancienne que l’amour. […] L’opposition amour/haine ne se laisse pas ramener à une simple opposition de contraires. » ; Spitz l’observe dans la chair du quotidien : l’enfant, encore de symboliser l’absence, oscille entre Éros et Thanatos. La figure maternelle devient ainsi à la fois source de sécurité et de frustration, objet d’amour et cible d’agressivité.
L’importance de la relation affective
Ce que Spitz met en évidence, c’est que le développement de l’enfant repose moins sur les soins physiques que sur la qualité de la relation affective. Être touché, regardé, entendu, aimé : voilà ce qui construit la sécurité intérieure et permet au Moi naissant d’affronter la réalité. Ici, la psychanalyse rejoint, avant l’heure, la théorie de l’attachement de Bowlby : sans amour, il n’y a pas de développement harmonieux.
Mais là encore, l’ambivalence est au cœur du processus. La haine ne doit pas être vue uniquement comme une menace : elle est aussi une réaction de défense, une tentative de survie face à l’angoisse. L’enfant qui repousse l’objet le fait pour se protéger de la douleur d’un manque trop intense. La haine devient alors une soupape, un moyen de tenir à distance une détresse autrement insupportable.
Et pourtant, une question cruciale se pose : que se passe-t-il si, dans ce lien fondamental, la balance penche trop du côté de la haine ? Si l’objet maternel est perçu comme réfractaire, indisponible, hostile, comment l’enfant peut-il garder foi dans l’amour ?
L’équilibre fragile de l’ambivalence
Spitz insiste : pour que le lien soit structurant, l’amour doit rester majoritaire. Sans cela, l’ambivalence se déséquilibre, et l’enfant peut basculer dans une agressivité excessive, marquée par la perte de confiance en l’objet. L’émancipation se trouve compromise, parfois au prix d’une rupture brutale avec la figure d’attachement.
Ce déséquilibre est d’autant plus dramatique qu’il empêche la symbolisation de l’absence. Au lieu de se dire « ma mère est partie, mais elle reviendra », l’enfant vit la séparation comme une détresse prolongée. L’agressivité ne se transforme plus en moteur de croissance, mais en entrave au développement psychique.
Ainsi, l’apport de Spitz prolonge et nuance celui de Freud : il montre que l’ambivalence amour/haine n’est pas seulement une donnée métapsychologique, mais une expérience concrète, observable dès la petite enfance. Le destin de cette ambivalence dépend de la qualité de la relation à l’objet : si l’amour peut contenir la haine, le lien devient structurant. Si, au contraire, la haine prédomine, le Moi naissant se fragilise et peine à se construire.
Et cela nous amène à une réflexion plus large : n’est-ce pas dans ce fragile équilibre que se joue, dès l’origine, notre manière d’aimer et de haïr tout au long de la vie ?
Ferenczi : traumatisme et dépendance
Sándor Ferenczi a sans doute été l’un des premiers psychanalystes à mettre au premier plan la la fragilité radicale de l’enfant face à la toute-puissance de l’adulte. Dans sa célèbre conférence Confusion de langues entre les adultes et l’enfant (1932), il décrit avec une acuité saisissante ce déséquilibre fondamental : là où l’enfant parle le langage de la tendresse, l’adulte, parfois, impose celui de la passion ou de la violence. L’enfant se trouve alors pris dans une rencontre impossible, où ses besoins de sécurité et d’amour se heurtent à des attentes qu’il ne peut pas comprendre, (7) « « L’enfant parle le langage de la tendresse ; l’adulte, celui de la passion. L’enfant, dans son besoin de sécurité, se trouve désorienté et terrorisé lorsque ce langage passionné lui est imposé. »
Ce déséquilibre crée une faille profonde. Car comment un enfant pourrait-il intégrer des émotions aussi contradictoires que l’amour pour une figure parentale et la peur ou la colère que cette même figure lui inspire ? Ferenczi montre que, pour survivre psychiquement, l’enfant n’a souvent d’autre choix que de se protéger par le clivage : il sépare ses vécus, il scinde ses affects. L’adulte reste idéalisé – presque intouchable – tandis que la haine, la rage, ou même la terreur sont rejetées, enfouies, parfois dissociées.
Je trouve bouleversant de constater à quel point ce mécanisme, destiné à sauver l’enfant de l’effondrement, empêche aussi son développement ultérieur. Car à force de séparer, l’enfant n’apprend pas à tenir ensemble l’ambivalence, à reconnaître qu’on peut aimer et haïr la même personne. L’objet reste scindé, et la relation d’objet, au lieu de s’enrichir, demeure fragile, précaire.
Le traumatisme comme confusion
Ferenczi insiste : le traumatisme n’est pas seulement un excès de violence ou de séduction, c’est aussi une confusion des langues. L’enfant, prisonnier d’un univers affectif qui le dépasse, ne trouve pas les mots pour exprimer son ressenti ni pour demander de l’aide. L’adulte, au contraire, impose son langage émotionnel, saturé de contradictions. L’enfant est alors livré à une expérience intérieure déchirante : l’amour et la haine, le plaisir et la douleur, s’y entremêlent sans repères, dans une opacité totale.
Ce que Freud avait pensé du point de vue structural – l’ambivalence comme donnée constitutive – Ferenczi le radicalise en termes cliniques : chez l’enfant traumatisé, cette ambivalence n’est pas intégrée, elle est dévastatrice. Elle conduit à des séquelles profondes : incapacité à faire confiance, difficulté à construire des liens affectifs stables, recours à la dissociation, répétition compulsive de scénarios défensifs à l’âge adulte.
Et je ne peux m’empêcher de me demander : combien de nos impasses relationnelles d’adultes – nos amours impossibles, nos dépendances affectives, nos peurs de l’abandon – trouvent leur racine dans cette confusion précoce, où l’objet d’amour fut aussi l’objet de la terreur ?
La responsabilité de l’adulte
Ferenczi met ainsi en lumière une responsabilité inédite : celle de l’adulte ; il déclare (8) « Ce ne sont pas les tendances infantiles qui sont coupables, mais l’abus de pouvoir de l’adulte, qui impose à l’enfant une situation qu’il n’est pas en mesure de comprendre ni de maîtriser. » .C’est donc la résultante et l’intrusion d’un monde trop violent, trop contradictoire, que l’adulte impose. Là où l’enfant devrait rencontrer constance et sécurité, il trouve incohérence et abus de pouvoir.
Pour Ferenczi, permettre le développement psychique de l’enfant, c’est lui offrir une cohérence affective, une stabilité, un respect de ses limites. C’est seulement dans ce climat que l’enfant peut apprendre à intégrer ses affects contradictoires, à supporter que l’amour contienne une part de haine, que la frustration ne signifie pas abandon.
Le traumatisme survient lorsque cette intégration est empêchée, lorsque l’enfant est forcé de choisir entre l’amour et la haine au lieu d’apprendre à les tolérer ensemble. La blessure n’est donc pas seulement une expérience ponctuelle de violence : elle devient une organisation défensive durable, une manière de survivre qui, paradoxalement, enferme le sujet dans une répétition douloureuse.
En lisant Ferenczi, je mesure combien l’ambivalence, que Freud avait pensée comme donnée structurante, peut devenir ingérable et destructrice lorsqu'elle n'est pas contenue par l'environnement. La question se pose alors : qu’advient-il d’un Moi qui a dû se construire sur le clivage, sur la dissociation, sur l’impossibilité d’aimer et de haïr la même personne ? Et comment, dans la clinique, offrir enfin à ce sujet la possibilité d’une réconciliation intérieure, d’un espace où l’ambivalence puisse exister sans menacer de le détruire ?
Otto Rank : la séparation comme scène imaginaire
Avec Otto Rank, la question de l’amour et de la haine prend racine dans une scène originaire : la naissance elle-même. Dans Le traumatisme de la naissance (1924), Rank propose une idée qui, pour l’époque, est presque scandaleuse : le premier événement psychique du sujet, avant même l’Œdipe freudien, serait cette rupture violente avec la mère, ce passage de l’unité intra-utérine à la séparation radicale du monde extérieur.
Pour Rank, la naissance n’est pas un simple événement biologique, elle est une fracture inaugurale, une perte irrémédiable. Le nouveau-né, arraché à l’état de fusion protectrice avec la mère, vit cette séparation comme une déchirure traumatique. Cette première expérience de perte fonde, de manière indélébile, la dynamique de toutes les relations ultérieures.
Amour et Haine dès l'origine
Dans ce contexte, l’ambivalence apparaît comme constitutive. L’enfant aime la mère parce qu’elle reste, après la naissance, l’unique source de chaleur, de nourriture et de sécurité – elle est la trace vivante de ce paradis perdu qu’était la vie intra-utérine. Mais il la hait aussi, inconsciemment, parce qu’elle est devenue l'obstacle qui lui rappelle cette perte, celle qui ne peut jamais restaurer la plénitude originaire.
Ainsi, l’amour et la haine ne surgissent pas seulement de conflits ultérieurs (comme dans l’Œdipe ou la rivalité fraternelle), mais dès la première confrontation à la séparation. L’être humain, dit Rank, est condamné à chercher toute sa vie à retrouver cette unité perdue, tout en la redoutant. Car vouloir revenir à l’union absolue avec la mère, ce serait en même temps renoncer à sa propre autonomie.
La scène imaginaire de la séparation
Rank insiste : la naissance n’est pas seulement une réalité biologique, mais une scène imaginaire qui se rejoue symboliquement à chaque perte, à chaque éloignement, à chaque rupture amoureuse, (9) « « La naissance constitue le premier traumatisme, prototype de toute angoisse ultérieure. Toute séparation, qu’il s’agisse du sevrage, de la perte d’un être aimé ou d’un simple éloignement, réactive inconsciemment ce vécu originel. » Elle devient un modèle affectif universel : toute séparation – qu’il s’agisse du sevrage, de la perte d’un être cher, d’une rupture amoureuse ou même d’un simple éloignement temporaire – réactive inconsciemment le trauma de la naissance.
L’ambivalence amour/haine se trouve ainsi inscrite au cœur même de notre rapport à l’autre. Aimer, c’est désirer retrouver l’unité perdue ; mais c’est aussi redouter la dépendance qu’elle implique. Haïr, c’est vouloir se libérer de l’emprise de l’objet ; mais c’est aussi souffrir de son absence. L’objet aimé est toujours porteur de ce double visage : refuge et menace, promesse de complétude et rappel de la perte.
La leçon de Rank
Ce qui me frappe, chez Rank, c’est que son intuition rejoint de manière presque poétique ce que chacun expérimente : dans chaque relation, quelque chose de la première séparation se rejoue. Tomber amoureux, c’est éprouver l’illusion de retrouver une unité ; perdre l’autre, c’est se heurter à nouveau au gouffre de la séparation originelle.
En ce sens, Rank nous montre que l’ambivalence n’est pas un accident secondaire de la vie psychique, mais sa matrice fondatrice. Dès l’origine, aimer et haïr sont indissociables : aimer, c’est déjà craindre de perdre ; haïr, c’est déjà signifier combien l’autre compte. Et c’est cette tension, née dans le cri premier du nouveau-né séparé de sa mère, qui accompagnera le sujet tout au long de son existence.
Partie II- Les manifestations précoces de l'ambivalence dans la prime enfance
La position schizoparanoïde chez l’enfant selon Mélanie Klein
Mélanie Klein a profondément renouvelé l’approche freudienne en analysant les affects et les relations d’objet dès les premiers mois de la vie. Elle introduit la distinction entre deux positions psychiques fondamentales : la position schizoparanoïde et la position dépressive. La première est caractérisée par le clivage : l’enfant divise l’objet, généralement la mère, en “bon” ou “mauvais”, en fonction de la satisfaction ou de la frustration reçue.
Dans cette position, l’ambivalence n’est pas intégrée : l’objet est idéalisé lorsqu’il procure plaisir et détesté lorsqu’il engendre frustration ou angoisse. Le clivage protège le Moi, mais il limite la capacité de l’enfant à tolérer la coexistence de sentiments contradictoires. Selon Klein, cette dynamique est normale dans la prime enfance, mais elle constitue également la base des conflits affectifs ultérieurs si elle persiste, Klein découvre (11) «« Dans les premiers mois de la vie, l’objet est divisé en un “bon sein” idéalisé et un “mauvais sein” persécuteur. Cette scission protège le Moi de l’angoisse, mais elle empêche l’intégration de l’objet total et le vécu de l’ambivalence ». L’expérience de l’objet frustrant engendre chez l’enfant des affects de haine et d’angoisse de persécution, qui seront progressivement transformés dans la position dépressive.
La position schizoparanoïde illustre donc la polarité affective fondamentale : l’ambivalence existe, mais elle est clivée, séparée, non intégrée. Cette phase précoce montre que l’amour et la haine coexistent dès le début, mais que leur articulation dépend de la maturité psychique et de la qualité de l’environnement relationnel.
La position dépressive : vers l’intégration de l’ambivalence
La position dépressive, selon Klein, marque un tournant crucial dans le développement psychique. Elle se caractérise par la reconnaissance que l’objet est total et unique capable à la fois de satisfaire et de frustrer. L’enfant commence à éprouver culpabilité et anxiété de perte, mais aussi la possibilité de réparer symboliquement les dommages causés à l’objet aimé, notifie-t-elle (11) « Dans la position dépressive, l’enfant commence à reconnaître l’objet total, capable à la fois de lui procurer plaisir et frustration. Il éprouve de la culpabilité pour les sentiments agressifs dirigés contre l’objet et cherche à réparer symboliquement le dommage qu’il croit lui avoir causé. »
Cette étape correspond à une intégration progressive de l’ambivalence : l’amour et la haine coexistent dans la relation d’objet et sont simultanément supportés par le Moi. Klein montre que la capacité à atteindre cette position est essentielle pour le développement ultérieur, notamment pour la régulation des affects et la formation des premières relations intersubjectives stables.
La contribution de Klein éclaire magnifiquement la racine infantile de l’ambivalence. Dès les premiers mois, l’amour et la haine coexistent, mais il faut toute une maturation pour qu’ils puissent être supportés ensemble, sans clivage.
Lorsque cette intégration échoue, la vie psychique reste marquée par des défenses primitives : idéalisation excessive, rejet violent, projection de la haine sur l’extérieur. À l’inverse, lorsque la position dépressive est atteinte et traversée, le sujet accède à la possibilité de vivre dans la nuance, dans la reconnaissance de la complexité de l’objet aimé.
Ainsi, l’enseignement de Klein nous rappelle que l’ambivalence n’est pas un signe d’immaturité ou de pathologie, mais la preuve même de la capacité d’aimer véritablement. Aimer, c’est pouvoir supporter la coexistence de la tendresse et de l’agressivité, de la gratitude et de la rancune, sans détruire l’objet ni s’effondrer soi-même.
Donald Winnicott ; l’environnement et la tolérance de l’ambivalence
Donald Winnicott complète l’approche kleinienne en insistant sur le rôle de l’environnement dans la capacité de l’enfant à tolérer l’ambivalence. Le concept de mère suffisamment bonne est central : l’enfant apprend à supporter la frustration et à différencier l’objet réel de l’objet fantasmé grâce à une continuité affective et à des réponses ajustées.
Winnicott souligne également que la haine, lorsqu’elle est reconnue et contenue par la figure maternelle, devient un élément structurant de la relation. Le nourrisson expérimente que l’hostilité ressentie envers la mère n’entraîne pas la perte de l’objet. Cette reconnaissance précoce est fondamentale pour le développement du Moi subjectif et de la capacité à symboliser les affects. (12) « La mère suffisamment bonne fournit au bébé un environnement capable de contenir ses angoisses et ses émotions agressives. Le nourrisson découvre que l’hostilité et la haine dirigées vers la mère n’entraînent pas la disparition de l’objet, ce qui permet le développement du Moi et la capacité à symboliser les affects. » écrit-il persuadé de sa découverte.
Le jeu et les espaces transitionnels jouent un rôle clé dans cette médiation. Ils offrent un cadre symbolique où l’enfant peut exprimer, tester et intégrer ses affects contradictoires. Dans ces espaces, l’ambivalence devient progressivement tolérable, et le lien à l’objet, plus stable.
Observations
Plusieurs observations cliniques et expérimentales confirment ces processus. Les nourrissons confrontés à la frustration et à la gratification alternées montrent des comportements d’opposition, de révolte ou de retrait, correspondant au clivage kleinien. Les interactions maternelles contenant la haine infantile favorisent la régulation affective et la construction d’un sentiment de sécurité intérieure. En l’absence de réponse adaptée, l’enfant développe des défenses rigides, susceptibles d’induire plus tard des troubles limites ou des névroses.
Ainsi, dès la prime enfance, l’ambivalence affective est une donnée structurante de la relation d’objet. Sa bonne intégration dépend non seulement de la maturité du Moi, mais également de la qualité de l’environnement et des réponses parentales.
Partie III – La réactivité et les enjeux de l’ambivalence à l’adolescence
L’adolescence : un moment de remaniement des investissement objectaux
L’adolescence constitue une période charnière du développement psychique, marquée par la réactivation des conflits infantiles et des ambivalences précoces. Les transformations corporelles et sexuelles, ainsi que l’émergence de l’identité propre, engendrent un remaniement des liens objectaux.
Selon les observations cliniques, l’adolescent revisite les relations avec ses figures parentales : celles-ci sont à la fois idéalisées et critiquées, aimées et rejetées. Cette dualité s’exprime par une alternance de comportements d’attachement et de rejet, d’adhésion et de contestation, qui reflètent la persistance des tensions affectives fondamentales identifiées dans la prime enfance.
L’ambivalence affective, à ce stade, ne se limite plus à l’objet maternel immédiat : elle s’étend aux pairs, aux institutions et aux modèles symboliques. Elle constitue un moteur de l’individuation, mais peut également engendrer des conduites à risque, des conflits identitaires et des passages à l’acte, lorsque le sujet ne parvient pas à intégrer ces affects contradictoires.
Françoise Dolto : symbolisation et parole à l’adolescence
Françoise Dolto, célèbre pédiatre et psychanalyste française, accorde une grande importance à la dimension symbolique et langagière de l’adolescence. Dans ses écrits de 1984 et 1985, elle insiste sur le fait que cette période de la vie est marquée par une profonde ambivalence affective : les adolescents vivent des émotions intenses et souvent contradictoires, comme l’amour et la haine, l’attachement et le rejet, le désir de dépendance et celui d’autonomie. Pour Dolto, c’est à travers la parole que ces tensions peuvent être transformées. En mettant des mots sur leurs ressentis, les adolescents commencent à donner du sens à ce qu’ils vivent intérieurement. La parole devient alors un outil de symbolisation, c’est-à-dire un moyen de traduire les émotions en représentations compréhensibles, permettant ainsi de les apprivoiser.
Le corps adolescent, selon Dolto, ne se contente pas de changer sur le plan biologique : il devient aussi un véritable langage inconscient. Il exprime ce que le jeune ne peut pas toujours dire avec des mots. Les attitudes corporelles, les postures, les comportements parfois provocateurs ou repliés, sont autant de signes qui traduisent une histoire psychique en mouvement. Le corps parle des relations passées, des conflits internes, des désirs et des peurs. Il est le reflet des relations objectales, c’est-à-dire des liens affectifs que l’adolescent a construits avec les figures importantes de son enfance.
Dans ce contexte, la symbolisation joue un rôle fondamental. Elle permet à l’adolescent de distinguer l’objet réel — par exemple, un parent tel qu’il est — de l’objet fantasmé — le parent tel qu’il est perçu à travers les émotions et les projections. Cette capacité à faire la part entre réalité et fantasme aide le jeune à mieux comprendre ses propres affects, à les nommer, à les penser, et à négocier les conflits internes qui en découlent. C’est une étape essentielle dans le processus de maturation psychique, (13) « « L’adolescence est une période où coexistent des tensions contradictoires : amour et haine, attachement et rejet, désir de dépendance et volonté d’autonomie. La parole permet de donner sens à ces émotions et de les transformer en représentations symboliques ».
Le cadre parental et éducatif a ici une fonction centrale. Pour que l’adolescent puisse traverser cette période de turbulences émotionnelles, il a besoin d’un environnement stable, sécurisant, mais aussi suffisamment souple pour accueillir l’expression de la colère, de la haine ou du rejet. Dolto souligne que ces émotions, souvent mal vues ou réprimées, doivent pouvoir être exprimées sans que cela mette en péril la relation avec les adultes. C’est cette continuité relationnelle — le fait que le lien reste intact malgré les tensions — qui permet à l’adolescent de se sentir reconnu, accepté dans sa complexité, et donc capable de construire progressivement une identité autonome, cohérente et stable.
Jacques Lacan : la structuration symbolique de l’ambivalence
Jacques Lacan, dans ses travaux des années 1953 et 1960, propose une lecture psychanalytique de l’adolescence centrée sur le registre symbolique et le rôle structurant de l’Autre. Pour lui, le désir ne naît pas d’un besoin à satisfaire, mais se construit autour du manque — un manque fondamental qui définit le sujet humain. À l’adolescence, cette dynamique se renforce : le jeune cherche à se situer dans le regard de l’Autre, à être reconnu, tout en affirmant son autonomie. Ce besoin de reconnaissance, mêlé à la confrontation avec les limites imposées par la loi symbolique (les interdits sociaux, les règles familiales), engendre une ambivalence relationnelle profonde.
Dans ce cadre, Lacan montre que l’amour et la haine ne s’opposent pas, mais coexistent dans la relation à l’Autre, fidèle à son style, il déclare lors d’un séminaire, que (14) « l’on ne hait que ce que l’on a aimé », soulignant ainsi que la haine est souvent le revers d’un attachement intense. Cette ambivalence affective est particulièrement visible dans les relations adolescentes, marquées par des mouvements de rejet, de provocation, mais aussi de dépendance et de quête affective. Elle s’exprime dans le transfert, où les émotions du passé sont projetées sur des figures présentes, souvent les parents ou les éducateurs.
L’adolescent, confronté à la loi symbolique, doit apprendre à différer son désir, à accepter que l’objet de son désir ne soit pas toujours accessible, et à vivre avec la frustration. Ce processus est essentiel : il permet au désir de se structurer, de se symboliser, et de ne pas rester prisonnier d’une recherche immédiate de satisfaction. L’ambivalence devient alors une composante essentielle du désir, et non un simple trouble affectif. Elle reflète la complexité des liens humains et la manière dont le sujet se construit dans sa relation au monde et aux autres.
Ainsi, pour Lacan, l’ambivalence adolescente n’est pas pathologique : elle est constitutive du processus de subjectivation. Elle témoigne de la tension entre le désir d’être reconnu et la nécessité d’intégrer les limites imposées par l’Autre. Traverser cette ambivalence, c’est apprendre à se positionner comme sujet désirant, capable de symboliser ses émotions, de négocier ses conflits internes, et de s’inscrire dans une relation plus mature avec le monde, c’est ainsi qu’il déclare (15) « « L’adolescent, confronté à la loi symbolique, doit apprendre à différer son désir et à accepter la frustration : c’est dans cette tension que se constitue le sujet désirant ».
Les enjeux
L’ambivalence affective à l’adolescence se traduit cliniquement par des conflits familiaux et sociaux intenses, liés à la remise en question de l’autorité parentale et des normes, des comportements paradoxaux : alternance d’attachement et de rejet envers les figures significatives. Des manifestations psychopathologiques lorsque l’intégration des affects échoue : conduites impulsives, dépendances, états limites, difficultés identitaires.
Le rôle du cadre thérapeutique, qu’il s’agisse d’une analyse, d’un suivi psychodynamique ou d’un accompagnement éducatif, est d’offrir un espace symbolique permettant la mise en mots de l’ambivalence, la régulation affective et la construction progressive d’une autonomie psychique.
Partie IV – Les configurations adultes du lien amour/haine avec Lacan
La persistance de l’ambivalence à l’âge adulte
À l’âge adulte, l’ambivalence affective ne disparaît pas ; elle se complexifie et se manifeste dans différents domaines de la vie relationnelle : conjugalité, parentalité, relations sociales et professionnelles. Les tensions fondamentales entre amour et haine, déjà présentes dès la prime enfance et réactivées à l’adolescence, continuent d’influencer les choix affectifs et les comportements.
Cliniquement, les adultes expriment cette ambivalence de diverses manières : idéalisation et dévalorisation simultanées du partenaire, alternance d’attachement et de rejet dans les relations interpersonnelles, ou oscillation entre dépendance et autonomie. L’intégration de cette polarité affective demeure un indicateur de maturité psychique et de capacité à établir des liens stables et équilibrés.
Jacques Lacan : l’ambivalence dans le registre symbolique et transférentiel
Pour Lacan, l’ambivalence n’est pas simplement un conflit psychique entre deux affects contraires, mais une conséquence structurelle du fait que le désir humain est toujours médiatisé par le symbolique. En d’autres termes, l’amour et la haine se nouent dans le rapport du sujet à l’Autre, c’est-à-dire à la place du langage, de la Loi, et des figures qui l’incarnent.
Le désir n’est jamais immédiat ni transparent : il se constitue sur fond de manque. Ce manque fonde le mouvement du sujet vers l’Autre, mais il le rend aussi vulnérable, dépendant et exposé à la frustration. C’est précisément cette dépendance qui ouvre la voie à l’ambivalence : ce que l’on aime — parce que c’est source de satisfaction, d’idéalisation ou de reconnaissance — peut en même temps devenir ce que l’on hait, car il confronte le sujet à son incomplétude, à sa dépendance ou à la castration symbolique.
Lacan formule cela de manière radicale comme je l’ai indiqué précédemment, celle d’une vérité établie : « on ne hait que ce que l’on a aimé ». La haine n’est donc pas étrangère à l’amour, mais l’autre face du même investissement. Elle apparaît lorsque l’objet aimé révèle au sujet son manque ou sa dépendance, ce qui fait surgir une hostilité intrinsèque.
Dans la clinique analytique, cette ambivalence se joue dans le transfert. L’analysant ne se contente pas de parler à l’analyste : il investit la figure de l’analyste comme représentant de l’Autre. Ainsi, l’amour de transfert — moteur du travail analytique — est toujours susceptible d’être doublé de haine, de méfiance, de rejet. L’analyste, de son côté, n’est pas hors-jeu : il peut aussi éprouver des mouvements de contre-transfert, où l’ambivalence se fait sentir.
Ce qui importe alors, ce n’est pas de résoudre cette ambivalence comme un « problème » à supprimer, mais de la mettre au travail. Car c’est dans cette tension entre amour et haine que le sujet peut reconnaître comment il s’est structuré dans son rapport à l’Autre, comment son désir s’est articulé au manque, et comment il peut peu à peu se séparer des identifications qui l’enferment.
Ainsi, pour Lacan, l’ambivalence est constitutive : elle n’est pas un accident du psychisme, mais un effet structurel du langage et du désir. Aimer, c’est toujours déjà risquer de haïr, car l’Autre aimé révèle au sujet ce qui lui manque et ce qu’il ne peut jamais totalement posséder.
Wilhem Reich : l'ambivalence entre énergie, corps et carctère, une ouveture différente du couple Amour/Haine atypique
Evoquons notre cher Reich, un disciple de Freud qui finit par se démarquer par son originalité. L’apport de Wilhelm Reich est singulier dans le champ de la psychanalyse, car il déplace l’attention du seul registre psychique vers la dimension corporelle et énergétique de la vie affective. Pour lui, l’inconscient n’est pas seulement constitué de représentations refoulées, mais également inscrit dans le corps vivant, dans ses tensions, ses postures et ses blocages. Ainsi, l’ambivalence n’est pas seulement une lutte intérieure entre amour et haine, mais une expérience globale où psychisme et corps se nouent et se figent. Je prends le risque de choisir cet homme afin d’élargir d’un point de vue psychanalytique les recherches établies. Précurseurs de nombreuses thérapies psychocorporelles sans forcément que les thérapeutes le sachent d’ailleurs, ces recherches ont pris une tournure psycho-marxiste que peu d’autres ont osé aborder et risqué de s’y aventurer sous peine de censure. Ce n’est pas explicitement les débordements que ces recherches ont peut-être amené dans la libération sexuelle, loin d’ailleurs de ce qu’il aurait pu imaginer lui-même mais les répercussions de la société sur le corps. Nous nous attacherons ici qu’à son rapport à l’ambivalence du couple amour/haine qui se différencie des autres auteurs.
L’ambivalence comme conflit énergétique
Reich postule l’existence d’une énergie vitale fondamentale — l’« énergie orgonique » — qui circule dans l’organisme et se décharge naturellement dans la sexualité, l’expression émotionnelle et les relations affectives. Lorsque cette énergie circule librement, le sujet peut vivre ses élans d’amour et ses mouvements d’agressivité de façon fluide, sans blocage ni rigidité excessive.
Mais face aux conflits affectifs, par exemple lorsque l’amour se double de haine, de frustration ou de jalousie, l’énergie se bloque et crée une tension interne. L’ambivalence devient alors une lutte pulsionnelle non résolue : l’amour et la haine s’opposent comme deux forces antagonistes qui se neutralisent, empêchant le sujet de s’abandonner à la spontanéité des relations.
L’armure caractérielle comme défense contre l’ambivalence
Pour se protéger de ce conflit douloureux, le sujet construit une armure caractérielle. Celle-ci a deux versants. Un versant psychique qui comprend la rigidité morale, inhibition affective, froideur, agressivité défensive, rationalisation excessive. L’adulte adopte des positions de contrôle qui le tiennent à distance de sa propre vulnérabilité. Et un versant corporel qui contient des contractions musculaires chroniques, raideurs posturales, blocage de la respiration, crispations. Le corps devient littéralement le théâtre de l’ambivalence refoulée.
L’armure a donc une fonction protectrice : elle évite au sujet d’être submergé par des affects contradictoires. Mais elle a aussi un coût élevé : elle fige la personnalité, limite la capacité à aimer et rend les relations interpersonnelles mécaniques, stériles, défensives, persuadé par ses découvertes, il annonce (16) « Pour la première fois dans l'histoire de la médecine, la peste émotionnelle qui prend racine et se trouve alimentée par la crainte de sensations organiques a trouvé un adversaire médical. Nous estimons que tel est notre devoir : permettre à l'animal humain d'accepter en lui-même la nature, de cesser de la fuir et de jouir de ce dont il a actuellement si peur ».
Les mécanismes défensifs et l’ambivalence adulte
Dans la clinique adulte, Reich observe que cette rigidité caractérielle se traduit par l’usage répétitif de mécanismes de défense face à l’ambivalence. La projection où l’on attribue à l’autre la haine ou la jalousie que l’on ne supporte pas en soi. Le clivage où on sépare radicalement amour et haine pour éviter de les vivre ensemble comme idéaliser une personne d’un côté et diaboliser de l’autre. La répression ou l’on inhibe ses affects hostiles ou sexuels afin de maintenir une façade adaptée.
Ces mécanismes sont directement liés au corps : le clivage, par exemple, s’accompagne d’un tonus musculaire rigide qui maintient la séparation des affects, tandis que la répression s’exprime par des blocages respiratoires qui empêchent l’émergence des émotions.
Le travail thérapeutique : rétablir la fluidité affective
La visée thérapeutique, chez Reich, est de desserrer cette armure, (17) “ […] les transferts d’apparence positive […] résultent d’un processus névrotique qui transforme l’amour frustré en haine, narcissisme et sentiments de culpabilité.” pour restaurer la circulation de l’énergie et permettre au sujet de vivre l’ambivalence de manière intégrée. Concrètement, cela passe par un travail corporel (respiration profonde, relâchement des tensions musculaires, expression émotionnelle) qui ouvre la voie à une transformation psychique.
L’objectif n’est pas d’abolir l’ambivalence, car amour et haine font partie constitutive de tout lien humain, mais de permettre au sujet de les tolérer simultanément sans se défendre par la rigidité ou le blocage. Ainsi, une personne peut apprendre à reconnaître qu’il aime profondément une personne tout en lui en voulant, qu’il désire un lien tout en le craignant, et que cette contradiction n’est pas mortifère mais vivante.
Ambivalence et authenticité relationnelle
En définitive, Reich conçoit l’ambivalence comme une donnée fondamentale de l’existence relationnelle, mais qui ne devient pathologique que lorsqu’elle est bloquée, non reconnue et encapsulée dans l’armure caractérielle. Un adulte « armuré » vit des relations sous tension, répétitives, où l’amour se trouve systématiquement contaminé par l’hostilité refoulée.
Au contraire, le travail thérapeutique permet de retrouver une authenticité relationnelle : accepter la coexistence de l’amour et de la haine, vivre l’intensité de ses affects sans les neutraliser, et rencontrer l’autre dans une relation où l’énergie circule librement,
Là où Freud voyait l’ambivalence comme une lutte entre pulsions (Éros et Thanatos) et où Lacan l’inscrivait dans le registre symbolique (manque, désir et médiation de l’Autre), Reich la situe dans le corps vivant, dans la circulation de l’énergie et dans les rigidités caractérielles qui s’y inscrivent. Son apport est donc complémentaire et profondément incarné : il montre que l’ambivalence n’est pas seulement pensée ou ressentie, mais aussi respirée, retenue, figée ou libérée.
Manifestations cliniques dans la vie adulte
Les manifestations de l’ambivalence affective à l’âge adulte se traduisent par des configurations relationnelles variées. La conjugalité se traduit par l’alternance d’idéalisation et de dévalorisation du partenaire, engageant des conflits intenses sur la loyauté et la dépendance affective. La parentalité oscille entre amour protecteur et ressentiment ou colère envers les enfants, particulièrement dans les situations de frustration ou de stress prolongé. Les relations sociales et professionnelles montrent l’ambivalence dans l’attachement à des figures d’autorité, une rivalité et une coopération simultanées et une difficulté à gérer la confrontation affective.
Ces configurations montrent que l’ambivalence est une dimension structurelle de la vie psychique adulte et que sa bonne intégration conditionne la qualité des relations et le fonctionnement émotionnel.
Partie V Implications thérapeutiques
Le transfert comme lieu d’épreuve de l’ambivalence
Dans l’espace analytique, l’ambivalence se manifeste toujours à vif. Elle n’est pas une abstraction, mais une expérience éprouvée dans la rencontre entre deux subjectivités. Le transfert permet au patient de rejouer ses mouvements d’amour et de haine, parfois dans une intensité qui bouscule. L’analyste, quant à lui, n’y échappe pas : son contre-transfert le place au cœur de cette oscillation, contraint de contenir, de tolérer et de symboliser ce que le patient projette en lui.
Le cadre analytique, dans sa régularité et sa fiabilité, devient alors un contenant indispensable. Il offre un espace où le patient peut éprouver sans se perdre, dire sans craindre de détruire, et commencer à réunir ce qui jusqu’alors restait clivé. Le travail analytique s’ancre dans cette tension : mettre en mots la haine là où seul l’amour semblait dicible, reconnaître la dépendance là où seule la défiance régnait.
La diversité et la richesse des approches thérapeutiques
Chaque courant thérapeutique éclaire une facette de l’ambivalence. Freud et Klein nous rappellent combien les premiers conflits psychiques et les défenses primitives, clivage, projection, idéalisation, structurent dès le commencement notre rapport contradictoire aux objets. Dolto et Winnicott insistent sur la médiation du langage, du jeu et des objets transitionnels, qui permettent d’élaborer les tensions affectives et de les rendre partageables. Reich introduit la dimension du corps, rappelant que les contradictions affectives se figent aussi dans la musculature, dans la respiration, dans la cuirasse qui empêche la vie pulsionnelle de circuler. Enfin, Lacan recentre la question sur la structure du désir et la loi symbolique, montrant que l’ambivalence ne se résout pas mais s’organise dans le champ du langage et de l’Autre.
Vers une intégration thérapeutique
Intégrer l’ambivalence ne signifie pas l’abolir, mais apprendre à la vivre. Cela suppose d’abord de reconnaître la coexistence de sentiments contraires, sans les nier ni les projeter sur autrui. Vient ensuite le travail de symbolisation, par la parole, l’écriture, le rêve ou le jeu. La tolérance de cette tension devient possible grâce à un cadre thérapeutique sécurisant, où l’oscillation entre amour et haine peut être éprouvée sans menace d’effondrement. Enfin, l’expression corporelle joue un rôle essentiel : elle permet de décharger et de relancer la circulation des affects, lorsque la parole seule ne suffit pas.
Lorsque ces conditions sont réunies, le sujet sort des impasses défensives. Il peut aimer sans idéaliser, haïr sans détruire, et reconnaître la complexité de ses liens. L’autonomie psychique se consolide non pas contre l’ambivalence, mais à travers elle.
Conclusion
L’ambivalence affective traverse toute existence humaine. Elle n’est pas un défaut du psychisme mais une de ses conditions vitales. C’est parce que nous pouvons aimer et haïr en même temps dans la relation à un même objet que nos relations prennent de l’épaisseur, qu’elles deviennent réelles et authentiques.
Freud, Klein et Winnicott en montrent l’origine précoce : amour et haine naissent ensemble, dans les tout premiers échanges avec l’objet maternel. Lacan et Dolto soulignent combien l’adolescence et l’inscription dans le langage réactualisent cette contradiction, cette fois sous la forme du désir et de la loi. Reich rappelle enfin que le corps est le théâtre de ces tensions : la chair conserve les contradictions que l’esprit peine à dire.
Sur le plan clinique, la capacité à reconnaître, supporter et symboliser son ambivalence devient un signe de maturité psychique. Elle témoigne de la force intérieure qui permet d’accepter la complexité de ses sentiments et d’y trouver un équilibre vivant.
L’ambivalence n’est donc pas seulement un conflit à résoudre ; elle est une modalité permanente de notre être-au-monde. Elle se rejoue dans le lien au parent, au partenaire, à l’ami, et jusque dans la rencontre avec l’analyste. Habiter cette tension, sans chercher à la réduire, c’est ouvrir la possibilité d’une relation plus juste, à l’autre comme à soi-même.
Bibliographie
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(11) Klein, M. (1935/1975). Contribution à l’étude de la psychogenèse des états maniaco-dépressifs (trad. A. Strachey & B. Reverchon-Jouve, p. 171). Dans M. Klein, Essais de psychanalyse. Paris : Payot. (Œuvre originale publiée en 1935)
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(15) Lacan, J. (1986). Séminaire VII (1959-1960 : L’éthique de la psychanalyse (p. 182). Paris : Éditions du Seuil.
(16) Reich, W. (1971). L’analyse caractérielle (trad. P. Kamnitzer, p. 311). Paris : Payot. (Œuvre originale publiée en 1933)
(17) Reich, W. (1971). L’Analyse caractérielle (trad. P. Kamnitzer, p. 123). Paris : Payot. (Œuvre originale publiée en 1933.)